Vendredi 21 juin 2019 14:28

Contribution de Mme Ségolène Royal au journal Cahiers de l'Herne

Rencontre entre Ségolène Royale et Jean Malaurie, octobre 2017 Rencontre entre Ségolène Royale et Jean Malaurie, octobre 2017
© segoleneroyal.eu

J’avais rencontré Jean Malaurie, le 22 novembre 2017, aux Archives nationales de France. Nous y célébrions le versement des archives du Centre d’Études Arctiques, que Jean Malaurie a dirigé à partir de 1957. En tant qu’Ambassadrice des Pôles Arctiques et Antarctiques, j’avais souligné la richesse d’une pensée au-delà des silos disciplinaires, l’engagement d’un homme pour la recherche scientifique et pour un peuple, le plus septentrional de la Terre, ainsi que l’actualité d’un message en ce siècle de bouleversements climatiques et environnementaux. Et surtout, j’ai échangé avec lui pour porter le projet de Centre arctique franco-russe qu’il a initié et pour lequel je me suis rendu à Saint-Pétersbourg.

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Géomorphologue de formation, fin observateur de l’univers minéral, Jean Malaurie est un penseur de l’interdisciplinarité qui nous invite à croiser les regards plutôt qu’à demeurer dans l’isolement des disciplines scientifiques. En 1948, puis en 1949, Malaurie est géographe des deux premières Expéditions polaires françaises dirigées par Paul-Emile Victor, sur la côte ouest et l’inlandsis du Groenland. Au cours de ses pérégrinations, Jean Malaurie passera « de la pierre à l’homme », découvrant dans les pierres l’animisme, l’origine de la religion chamanique et devenant ethno-historien, anthropo-géographe, en passant par la paléoclimatologie, la philosophie de la nature, l’histoire. Lorsqu’il initie et associe le jeune chasseur groenlandais Peter Geisler à la mesure de la hauteur des neiges, aux prélèvements de fossiles, aux relevés hydrologiques et météorologiques, il ouvre aussi la voie à une science réflexive, ouverte et à la reconnaissance des savoirs environnementaux traditionnels.

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Ségolène Royal lors de sa visite officielle à Saint-Pétersbourg, 23-24 mars 2018

C’est en 1950 que Jean Malaurie rencontre pour la première fois les Inughuit à Thulé, au Nord-Ouest du Groenland. Parcourant les déserts glacés en traineaux à chiens, Jean Malaurie, accompagné de Kutsikitsoq, sera le premier homme à atteindre le Pôle géomagnétique le 29 mai 1951. Explorateur et anthropologue, dans la lignée de Knud Rasmussen, Jean Malaurie qui a mené plus de 30 expéditions polaires, nous apporte un regard nouveau sur des sociétés éloignées.

En fondant la collection « Terre Humaine » aux éditions Plon, il nous invite à une aventure anthropologique et littéraire, des pôles aux tropiques. Les Derniers Rois de Thuléi, récit inaugural de la collection « Terre Humaine », dénonçant l’installation d’une base nucléaire américaine à Thulé, porte son engagement pour l’altérité, la défense et l’écoute des « Esquimaux polaires », les Inuit, mais aussi de tous les « peuples souffrants, dominés, [les] hommes brisés, meurtris par telle ou telle ‘condition humaine’ injuste, à peu près tous les exclus ou menacés d’exclusion »ii.

Ambassadeur de bonne volonté pour les régions polaires arctiques à l’UNESCO, Jean Malaurie œuvre en défenseur de la diversité culturelle comme garante de l’intelligence humaine. Son message recueille un écho particulier en cette « Année internationale des langues autochtones ». En ce sens que la préservation des langues participe de la diversité culturelle à travers les histoires, les traditions, les modes de vie, les significations, les mémoires, les façons d’être au monde et les manières dont les peuples expriment leur « destin héroïque ». Les peuples du Nord ont beaucoup à nous apprendre, en particulier sur notre relation à la nature. Nous avons cherché à dominer la nature ; ils se sont toujours employés à la comprendre. Nous l’avons aveuglément adaptée à nous ; ils se sont toujours adaptés à elle. « Identités culturelles, identités ethniques : en les aidant à protéger leurs langues, leurs cultures […], c’est nous même que nous aidons et que nous protégeons »iii, nous dit Jean Malaurie.

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Aujourd’hui, la terre d’accueil de Jean Malaurie, celle qu’il arpenta vêtu de peaux de bêtes, l’Arctique pointe notre avenir. Les pôles, par leur rôle clé dans l’équilibre de notre écosystème, dans celui de la circulation atmosphérique, de celle de nos océans, sont, par excellence, les espaces où se concentre l’essentiel des interrogations que nous nous posons sur l’évolution de notre planète. En Arctique, la hausse des températures est 2 à 3 fois plus rapide en comparaison du réchauffement moyen observé à l’échelle planétaire. L’islandais groenlandais s’étend sur 1 710 000 km² et représente la deuxième plus grande masse de glace sur Terre.

Les pôles sont le témoin du temps long, de l’histoire de notre climat, ses glaces renferment de précieuses indications pour les glaciologues et les paléoclimatologues. Mais poser notre regard sur l’Arctique, ce n’est pas seulement comprendre, analyser et documenter nos archives climatiques, c’est, comme nous invite à le faire la pensée malaurienne, penser les temps qui s’avancent. Dans sa Lettre à un Inuit de 2022 iv, Malaurie nous livre un plaidoyer pour éviter les désastres humains, écologiques qui viennent et appelle les Kalaallit (Groenlandais) à renouer avec leur histoire héroïque, à éveiller leur esprit de résistance face aux convoitises qui s’abattent sur un espace qui se libère de ses glaces millénaires et qui fait apparaître d’immenses champs d’uranium, de terres rares, de pétrole et de gaz. Face à cette nouvelle « conquête coloniale du Grand Nord », Jean Malaurie questionne l’horizon du progrès et, fortement, il affirme les droits imprescriptibles de la nature, de la Terre Mère. « Nous sommes des veilleurs de nuit face à une mondialisation sauvage, à un développement désordonné ; et si nous n’y prenons garde se sera un développement dévastateur. La Terre souffre. Notre Terre Mère ne souffre que trop. Elle se vengera. Et déjà les signes sont annoncés »v, décrit-il. Jean Malaurie appelle les Inuit, et l’ensemble des peuples du Nord, à jouer un rôle historique et à être les « conseillers des écologistes occidentaux » pour négocier dans le Grand Nord un accord écologique et climatique exemplaire.

En tant que présidente de la COP21, je peux témoigner que le message que porte Jean Malaurie marque par son actualité et sa justesse. L’Accord de Paris de 2015 a donné une résonnance internationale aux intuitions et aux observations de Jean Malaurie, reconnaissant aussi le rôle à jouer des peuples ancestraux et « des connaissances traditionnelles, du savoir des peuples autochtones et des systèmes de connaissances locaux, en vue d’intégrer l’adaptation dans les politiques et les mesures socioéconomiques et environnementales »vi. La pensée songeuse de Jean Malaurie a traversé le XXème siècle jusqu’à aujourd’hui, et à n’en pas douter, continuera d’irriguer notre pensée et nos actions de coopération en Arctique.

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Ségolène Royal lors de sa visite officielle à Saint-Pétersbourg, 23-24 mars 2018 @ Ambassade de France en Russie

Madame l’Ambassadrice chargée de la négociation internationale pour les pôles arctique et antarctique,

Présidente de la COP21,

Ségolène Royal

i Jean Malaurie. 1955. Les Derniers rois de Thulé. Avec les Esquimaux polaires, face à leur destin. Paris, Plon : collection « Terre Humaine ».

ii Jean Malaurie (entretien avec). 2005. Terre Humaine : Cinquante ans d’une collection. Paris, Bibliothèque nationale de France, p. 36.

iii Jean Malaurie. 2008. Terre Mère. Paris, CNRS Editions, p. 25.

iv Jean Malaurie. 2015. Lettre à un Inuit de 2022. Paris, Fayard. Réédition Pluriel, 2019.

v Jean Malaurie. 2008. op. cit., p. 13.

vi Article 5 de l’Accord de Paris.

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