Avant de la rencontrer, la visite de la prison de Robben Island s’imposait, ainsi que celle de la maison natale de Nelson Mandela. J’en ai pris des photos qui dégagent des années après, une force mêlée d’intense émotion.
Robben Island : Mandela est resté si longtemps prisonnier dans des conditions d’une extrême dureté. Repensons au courage qu’il lui a fallu pour repousser l’infâme marché que le gouvernement de l’apartheid lui avait proposé en 1976 : reddition contre libération.
Essayons de nous représenter la cruauté de ce piège qui lui fut tendu. Aurait-on eu ce courage inimaginable ? Pensons-y pour y puiser des raisons d’avancer lorsque les épreuves nous agressent. Ne serait-ce qu’en les comparant avec celles qu’il a vécues, on relativise la dureté de ce que nous avons à affronter au quotidien.
C’est ainsi que je m’adresse à vous, Nelson Mandela, passeur de courage :
En 1976, vous venez, Nelson Mandela, de passer quatorze ans en prison et vous ne savez pas que vous allez y passer quinze ans de plus.
Quatorze ans, c’est à peu près l’âge de votre dernière fille, qui est née lorsque les menottes froides mordaient déjà vos poignets.
Sur ces quatorze années, vous venez d’en passer douze dans un bagne atroce.
Chaque jour, depuis douze ans, vous accomplissez une série de travaux forcés, abrutissants et humiliants.
Une carrière de chaux est le lieu de ce calvaire, où vous brûlez vos yeux et perdez votre vigueur.
Ou bien alors vous cassez des cailloux, comme ça, sans but, pour expier les fautes dont les autres vous accusent.
Vous êtes retenu dans un lieu de détention sinistre, une larme de terre échappée à l’Afrique, perdue, entre le continent et le pôle lointain.
Vous n’avez pas pu enterrer votre fils quand il est mort.
Vous ne voyez pas votre femme.
Vous recevez, comme seul contact d’avec la vie continuée, une seule lettre, tous les six mois, quand vos geôliers se montrent cléments.
C’est l’eau salée de l’Atlantique, dont vous devez vous servir, pour laver votre grand corps brisé.
Votre cellule est si petite que deux pas en avalent la superficie dérisoire. Votre cellule est triste.
Vous n’avez pas de lit. Vous dormez par terre.
Vous ne demandez aucun traitement de faveur, et jeûnez, par révolte, quand les grèves de la faim éclatent.
Parmi cette cohorte de damnés, vous êtes de la pire extraction : catégorie des Noirs, espèce des condamnés politiques.
Vous avez eu une vie riche, intense : jeunesse heureuse, carrière fulgurante, l’honneur éclatant de s’être révolté.
A présent l’existence est d’une monotonie grisâtre…
A cinquante-huit ans, il vous reste peut-être quinze ans à vivre. Quinze ans où vous pourriez voir grandir vos enfants, et vous reposer un peu de vos efforts.
Quinze ans au soleil du Transval, à aimer ceux qui vous sont chers.
Quinze ans, c’est prodigieux et c’est énorme, quand on est dans votre cellule inlassablement sillonnée, depuis douze ans.
La prison, pour quinze ans encore.
En ce jour de 1976, pourtant, un Ministre du gouvernement de l’Afrique du Sud, un de ces Afrikaners qui ont mis en place l’apartheid, ce système de ségrégation contre lequel vous tendez chacun de vos efforts depuis bientôt trente ans, un Ministre, donc, vient vous voir et vous dit : Nelson Mandela vous êtes libre.
Alors, vous revoyez tout : les mines de chaux, la couche infâme où vos os se brisent. Vous revoyez tout : Winnie, votre femme, et ces enfants, vos enfants, dont vous êtes réduit à imaginer, inventer le visage.
Libre, vraiment ?
En réalité, c’est un marché de dupes : c’est votre silence, que l’on vient acheter. C’est votre combat, qu’on veut étouffer.
C’est votre courage, que l’on veut monnayer.
Mais quinze ans à vivre, n’est-ce pas suffisant, pour vous renier ?
Contre un seul moment de faiblesse, dix mille autres de bonheur ?
Et pourtant, vous, Nelson Mandela, vous dîtes non.
Vous dites non au Ministre, en 1976, après quinze ans de prison, comme vous direz non, encore, dix ans plus tard, quand votre fille lira au monde entier vos discours de refus.
Comment Mandela a-t-il trouvé la force de dire non ?
Il aurait pu accepter, sans pour autant être parjure, mais simplement homme, père, mari, faillible.
Mais Mandela dit non.
Mandela ne cède pas.
Mandela choisit, une fois encore, d’accepter la nécessité de fer que l’histoire lui impose et ce choix est en fait un acte de liberté.
Ce n’est plus le geôlier qui dicte ses conditions, c’est le prisonnier s’arroge la liberté de les repousser.
La victoire, morale et politique, c’est Mandela qui la remporte.
Il sait que le prix en est lourd, effrayant même, mais qu’il préserve ainsi l’avenir d’un combat auquel il a tout sacrifié.
C’est à ces minutes, en 1976, face au ministre venu lui faire signer le pacte du diable, dans sa minuscule cellule de Robben Island où douze années de souffrance se sont déjà évaporées au soleil de l’Atlantique, c’est à ces minutes terribles que j’ai songé, lorsque j’ai visité la prison de celui qui deviendra le plus ancien prisonnier du monde et un leader capable de se hausser au dessus de ce qu’il avait subi.
Car pour ces presque trente ans de cachots, de solitude, et de mines de chaux, de claustration et de malheurs, Mandela a décidé de bannir l’esprit de vengeance.
Quand, le moment enfin venu d’en finir avec l’apartheid, il faut rebâtir le pays sur d’autres bases, empêcher que la peur des uns et la colère accumulée des autres ne le dévastent, Mandela fait preuve d’un courage pas moins grand que celui de ses années de détention, qui a forcé l’admiration du monde.
Il sait que l’Afrique du sud va devoir panser ses plaies et regarder devant elle.
Il sait que le ressentiment, si légitime soit-il, n’est pas un guide pour l’action et encore moins un chemin vers l’avenir.
Vérité, justice et réconciliation : Mandela libéré en sera le garant.
Il ose la nation arc-en-ciel. Il endosse le maillot jaune et vert des joueurs des springboks.
Il ose l’espoir d’un pays fraternel.
Il y engage tout son prestige moral et tout son poids politique.
Tout son pouvoir de conviction.
Mandela sait combien la barbarie ensauvage ses auteurs.
Parfois aussi ses victimes.
Son pari, qui est un grand acte de courage, c’est que la fraternité réussisse à humaniser nombre de ceux qui incarnèrent sa négation.
Son pari, c’est que puissent désormais vivre ensemble toutes les composantes d’une nation à peine rescapée de l’apartheid.
Déjà, durant ses longues années de prison, sa dignité impressionnait ses gardiens au point que certains en sont venus à éprouver respect et sympathie pour lui.
Mandela sait le poids des souffrances endurées mais il sait aussi que la fraternité est le seul ciment qui vaille.
Lui qui n’a jamais dissocié son sort personnel de celui de son peuple aime à citer ce proverbe zoulou : « un individu est individu à cause des autres individus ».
Mais le courage de Nelson Mandela, c’est aussi de mettre les Sud -Africains en garde contre l’illusion que le but est atteint alors que la fin de l’apartheid doit être un nouveau commencement.
Il le dit dans son autobiographie : « La vérité c’est que nous ne sommes pas encore libres ; nous avons seulement atteint la liberté d’être libre, le droit de ne pas être opprimés (…).Car être libres, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres ».
Courage de la résistance, puis courage de la fraternité, mais aussi courage de la lucidité, tels sont, pour moi, les trois courages majeurs de Mandela.
D’abord, le courage de tout sacrifier, trente années de sa vie, pour une cause qu’il a su incarner de manière exemplaire.
Ensuite, le courage de l’humanisme, cette sagesse surplombant les déchirures des hommes entre eux, pour retrouver ensuite la perspective depuis laquelle ils sont tous frères.
Enfin, le courage de regarder en face les nouveaux défis que l’Afrique du Sud va devoir relever pour consolider sa liberté si durement conquise et sa démocratie toute neuve.
L’apartheid racial a été mis hors-la-loi.
Mais le risque d’apartheid social, fléau mondial galopant, peut saper les bases de la nation arc- en-ciel.
Nelson Mandela a incarné la lutte de son peuple.
Il a piloté une transition infiniment périlleuse.
Il a énoncé les valeurs dont la nouvelle Afrique du Sud a besoin.
Il a jeté les bases d’autres possibles.
Il a eu le courage de lutter, de résister, emprisonnés pendant vingt-sept ans pour sa lutte contre l’apartheid, il est libéré en 1990, reçoit le prix Nobel de la paix en 1993 et devient en 1994 Président de l’Afrique du Sud jusqu’en 1999.
C’est, pour le monde entier, un exemple exceptionnel, un géant de l’Histoire, qui écrivait en 1981 depuis la prison : « C’est une vertu précieuse que de rendre les autres heureux et de leur faire oublier leurs soucis. » Et ce conseil à retenir : « Prenez sur vous, où que vous viviez, de donner de la joie et de l’espoir autour de vous. »
Ségolène Royal